Chapitre VI
Mr Poe plissa le front, s’assit à la table, sortit son mouchoir et répéta :
— Faux en écriture ? Les enfants lui avaient montré la grande baie pulvérisée, dans la bibliothèque sibérienne. Ils lui avaient montré le billet trouvé sur la porte. Ils lui avaient montré la carte de visite, avec sa grosse faute de grammaire.
— Faux en écriture ? répéta-t-il, sévère. C’est un délit gravissime.
— Mais moins grave qu’un meurtre, dit Klaus. Et le capitaine Sham a commis les deux. Il a assassiné tante Agrippine et fabriqué de toutes pièces une fausse lettre d’adieu.
Mr Poe ne comprenait pas.
— Mais pourquoi diantre ce capitaine Sham se donnerait-il tant de mal pour vous prendre sous son aile ?
— On vous l’a dit, répondit Violette, muselant son impatience. Le capitaine Sham, en réalité, c’est le comte Olaf. Déguisé.
— Voilà de sérieuses accusations, dit Mr Poe d’un ton ferme. Je suis bien conscient que vous êtes passés par de terribles épreuves, mais j’espère que vous ne laissez pas votre imagination s’emballer. Souvenez-vous, du temps ou vous viviez avec votre oncle Monty ! Déjà vous vous étiez mis en tête que son assistant, Stephano, était le comte Olaf déguisé.
— Mais c’était le comte Olaf déguisé ! se récria Klaus, outré.
— Là n’est pas la question. Ce que je voulais rappeler, c’est qu’il faut se méfier des conclusions hâtives. Si vous croyez vraiment que cette lettre est un faux, pas d’accusations gratuites, lançons plutôt une enquête. Quelque part dans cette maison, il doit bien y avoir un écrit tracé de la main de votre tante. Trouvons-le et comparons les écritures afin de voir si elles sont identiques.
— Nom d’une pipe ! s’écria Klaus. On n’y avait pas pensé !
Mr Poe sourit.
— Vous voyez ? Vous êtes des enfants surdoués, mais même les esprits supérieurs ont parfois besoin d’un banquier. Bon, et maintenant, où trouver un échantillon de l’écriture de votre tante !
— À la cuisine ! se souvint Violette. Sa liste de courses. Elle l’y a laissée quand on est rentrés du marché.
— Toufi ! lança Prunille, ce qui signifiait clairement : « Allons la chercher ! »
La cuisine de tante Agrippine était petite et monacale. Un drap blanc recouvrait le fourneau – par mesure de sécurité, avait expliqué tante Agrippine lors de sa visite guidée. Il y avait un plan de travail sur lequel préparer ses soupes froides, un frigo dans lequel conserver ses soupes froides, et un évier dans lequel faire disparaître ses soupes froides quand personne n’en voulait plus. Sur le plan de travail traînait un petit papier : la liste de courses de tante Agrippine. Violette s’en saisit, Mr Poe alluma la lampe et Violette plaça côte à côte la liste d’emplettes et le billet pour voir en quoi les écritures différaient.
L’art d’analyser les écritures est avant tout affaire d’expert. Ces experts se nomment graphologues et ils ont suivi des cours de graphologie, potassé des traités de graphologie, effectué des travaux pratiques en graphologie, passé des examens de graphologie afin d’obtenir leur diplôme de graphologie. Dans la situation présente, le recours à un graphologue aurait pu sembler nécessaire. Mais il est des circonstances où l’on peut se passer d’experts. Par exemple, si votre voisine se tourmente parce que son hamster ne pond pas, nul besoin d’un vétérinaire pour la rassurer pleinement. En règle générale, les hamsters ne pondent pas, il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter.
Oui, certaines questions sont si simples que le premier venu est capable d’y répondre. En tout cas, Mr Poe et les enfants Baudelaire n’eurent pas à examiner longuement celle-ci : « Le billet d’adieu et la liste de courses sont-ils de la même écriture ? » Et la réponse était oui. Là où tante Agrippine avait écrit Vinaigre sur sa liste, les branches du V s’ornaient des mêmes volutes que le F de Violette sur la lettre. Là où elle avait écrit Concombres, le C majuscule se tortillait comme un ver de vase, et le même tortillon se retrouvait dans le C de Chers. Là où elle avait écrit Citrons, le point sur le i était un petit ballon de rugby, et le même petit ballon flottait sur le i de vie et sur celui d’inssuportable. Indéniablement, la liste de courses et le billet d’adieu étaient écrits de la même main – la main de tante Agrippine.
— Pas de doute possible, conclut Mr Poe. Ces deux écrits sont bien de votre tante.
— Mais… commença Violette.
— Il n’y a pas de mais. Voyez ces V à volutes. Voyez ces C qui se tortillent, ces points sur les i en forme de petits œufs. Je ne suis pas graphologue, mais je peux affirmer sans hésiter qu’ils ont été tracés par la même personne.
— C’est vrai, reconnut Klaus à regret. Le capitaine Sham y est pour quelque chose, j’en jurerais ; mais c’est bien tante Agrippine qui a écrit la lettre.
— Et cela, déclara Mr Poe, en fait un document légal.
— C’est-à-dire ? s’alarma Violette. On va être obligés d’aller vivre chez le capitaine Sham ?
— J’en ai bien peur. Ce genre de document a valeur de testament. Le défunt y exprime ses dernières volontés, et les dernières volontés doivent être respectées, c’est la loi. Vous étiez sous la tutelle de votre tante Agrippine, elle était donc parfaitement en droit de vous remettre en d’autres mains avant de sauter par la fenêtre. C’est fort choquant, j’en conviens ; mais c’est tout ce qu’il y a de plus légal.
— Vivre avec lui ? Jamais ! promit Klaus, farouche. Il n’y a pas pire que lui sur terre.
— Il va faire quelque chose d’horrible, c’est sûr, dit Violette. Lui, tout ce qui l’intéresse, c’est nos sous.
— Gruff ! cria Prunille, ce qui signifiait clairement : « Oh non ! par pitié, ne nous envoyez pas chez cet être abject ! »
— Je sais bien, reprit Mr Poe, vous n’avez pas ce capitaine Sham en haute estime. Malheureusement, je n’y peux pas grand-chose. La loi est la loi. Et, de par la loi, c’est lui votre nouveau tuteur.
— On s’échappera, prévint Klaus.
— Certainement pas, répliqua Mr Poe, sévère. Vos parents m’ont confié le soin de veiller à vous remettre légalement en de bonnes mains. Vous ne voudriez tout de même pas agir à l’encontre des vœux de vos parents ?
— Bien sûr que non, dit Violette, mais justem…
— En ce cas, soyez gentils, ne compliquez pas les choses. Songez à ce que diraient votre chère mère ou votre pauvre père, s’ils savaient que vous menacez de fuguer au lieu de rester sagement chez votre tuteur légal !
En vérité, bien évidemment, les parents Baudelaire auraient été horrifiés d’imaginer leurs enfants aux mains d’un capitaine Sham. Mais les enfants n’eurent pas le temps d’opposer cet argument à Mr Poe, car déjà il enchaînait :
— Bien. Maintenant, le plus simple est d’aller voir le capitaine Sham afin de régler les détails pratiques. Je lui passe un coup de fil immédiatement. Où avez-vous dit qu’était sa carte de visite ?
— Sur la table de la salle à manger, répondit Klaus, le front sombre.
Sitôt Mr Poe ressorti, les enfants se penchèrent de nouveau sur la liste de courses et le billet d’adieu.
— Je n’arrive pas à y croire, dit Violette. J’aurais pourtant juré que nous étions sur la bonne piste, avec cette idée de faux en écriture.
— Moi aussi, dit Klaus. Surtout que le capitaine Sham est là-dessous, j’en suis sûr. Un de ses coups tordus, un de plus. Mais encore plus tordu que d’habitude.
— Oui, dit Violette. Il va falloir jouer encore plus serré. Il faut absolument convaincre Mr Poe avant qu’il ne soit trop tard.
— On va peut-être avoir un peu de marge, suggéra Klaus plein d’espoir. Mr Poe a parlé de détails à régler. Ça pourrait prendre un certain temps.
Las ! à l’instant même, Mr Poe réapparut.
— Voilà. Je viens d’avoir le capitaine Sham au téléphone. Il a été très choqué d’apprendre le décès de votre tante, mais il est fou de joie à l’idée de vous élever. Nous avons rendez-vous avec lui, d’ici une demi-heure, dans un restaurant de la ville, et après déjeuner nous réglerons les détails de votre adoption. Dès ce soir, vous devriez pouvoir vous installer chez lui. C’est le genre d’affaire à mener rondement, à mon avis ; ce sera moins stressant pour vous.
Violette et Prunille, muettes d’horreur, ouvrirent de grands yeux sur Mr Poe. Klaus resta muet aussi, mais il avait les yeux ailleurs : sur le billet de tante Agrippine. Très absorbé derrière ses lunettes rondes, il fixait ce billet sans battre d’un cil.
Mr Poe tira son mouchoir blanc de sa poche et toussa dedans avec componction, mot compliqué qui signifie qu’il fit la chose solennellement, en prenant tout son temps. Aucun des enfants ne soufflait mot.
— Parfait, conclut Mr Poe. J’appelle un taxi. Inutile de descendre à pied ce raidillon interminable. Donnez-vous un coup de peigne, vous autres, et mettez vos manteaux, surtout. Le vent souffle fort, ce matin, et il n’a rien de chaud. Nous aurions une tempête bientôt que ça ne m’étonnerait pas.
Il repartit vers le téléphone et les enfants gagnèrent leur chambre, traînant les pieds. Mais au lieu de se donner un coup de peigne, Violette se tourna vers Klaus :
— Alors ? dit-elle.
— Alors quoi ?
— Il n’y a pas de quoi ? Tu es sur une piste, voilà quoi. Je le sais. J’ai vu la tête que tu faisais, à l’instant, en relisant le billet de tante Agrippine. Bon, d’accord, c’était la cinquantième fois que tu le lisais, mais tu avais la tête de quelqu’un qui vient de faire une découverte. Alors, dis-le : c’est quoi ?
— Je n’en suis pas sûr à cent pour cent, répondit Klaus, parcourant ce billet pour la cinquante et unième fois. J’ai peut-être commencé à découvrir un truc. Un truc qui pourrait nous aider. L’ennui, c’est qu’il me faudrait du temps.
— Du temps, du temps ! Tu crois qu’on en a, du temps ? On descend en ville à l’instant, déjeuner avec le capitaine Sham.
— Si le temps nous manque, dit Klaus résolu, il faut en inventer.
— Les enfants ! appela Mr Poe depuis l’entrée. Notre taxi sera là dans une minute ! Enfilez vos manteaux et venez !
Avec un soupir exaspéré, Violette ouvrit la penderie et sortit les trois manteaux. Elle tendit le sien à Klaus et grogna, tout en boutonnant Prunille jusqu’au cou :
— Limiter du temps ? Et tu fais ça comment ?
— C’est toi l’inventrice, répondit son frère en remontant son col.
— Oui, eh bien, désolée, le temps, ça ne s’invente pas. On peut inventer des objets, des tas d’objets, et les bricoler – une souffleuse de bulles de chewing-gum, un lave-lunettes à vapeur. Mais pour inventer du temps, bernique !
Elle était tellement certaine de ne pas pouvoir en inventer qu’elle ne noua même pas ses cheveux pour se dégager les yeux. Avec un haussement d’épaules, elle enfila son manteau. Mais, entre le deuxième et le troisième bouton, une idée lui vint soudain. Nouer ses cheveux, pas la peine. La solution, elle l’avait en poche.